Perte de sens au travail : et si les réorganisations d’entreprise étaient coupables ?
Déclenchée dans les années 1990, la vague des réorganisations dans les entreprises n’a fait que s’intensifier. Elles se sont succédé, sont devenues monnaie courante. À quoi servent-elles réellement ? Sont-elles si anodines qu’on les présente ? Et que font-elles à l’activité ?
Un kaléidoscope de réorganisations de toutes natures et de toutes tailles
Les réorganisations les plus évidentes sont celles qui ont trait à l’acquisition ou à la cession d’entités. Après une fusion-acquisition, il faut lancer des opérations complexes d’intégration des équipes, des systèmes et des processus de travail. Dans l’autre sens, la préparation d’une cession d’activité est elle aussi une opération complexe : il faut effectuer le détourage (« carve-out ») des activités qui partiront dans l’entité créée puis cédée.
D’autres réorganisations visent des objectifs d’augmentation de la productivité. C’est le cas de la création de centres de services partagés pour les fonctions support, du déploiement de systèmes de production comme le lean management, de méthodes comme l’agile, ou de systèmes d’information. Il s’agit dans ce dernier cas de « faire entrer » les processus de travail existants dans un système d’information standardisé (ex. : ERP Progiciel de gestion intégrée ou CRM Gestion de la relation client).
Des réorganisations plus discrètes, mais pas moins stratégiques
Certaines réorganisations, parfois moins lisibles de prime abord, ont vocation à déplacer les centres de décision, afin de redistribuer les fonctions de l’entreprise dans les territoires ou les entités juridiques les plus avantageux sur le plan du coût de la main d’œuvre ou de la fiscalité. C’est par exemple ce qui est à l’œuvre dans les entreprises internationales, lors de projets de création de lignes métier mondiales, de création ou de suppression de filiales.
La création de centres de services partagés offshore peut aussi servir cet objectif. Enfin, une bonne part des réorganisations sont avant tout des outils de communication. En effet, annoncer une nouvelle organisation permet de faire une annonce au marché, ce qui est précieux au moment des tournées de présentation bisannuelles aux investisseurs (les « roadshows »), pour prouver que l’entreprise est en mouvement. A l’observation attentive de ces présentations, force est de constater qu’en matière de réorganisation il y a des modes, comme dans le textile. L’annonce peut aussi permettre à un dirigeant de gagner du temps vis-à-vis du contrôle de son conseil d’administration.
En conclusion, on peut émettre l’hypothèse que la prolifération des réorganisations de toutes tailles et de toutes natures est le symptôme de déplacements[1] successifs d’une organisation qui finit par ressembler aux personnages des films Transformers, qui changent sans arrêt de forme. A tel point qu’une nouvelle filière métier dédiée à cette activité a émergé dans les grandes structures : la « Direction de la transformation ».
Des réorganisations qui engendrent des pics de charge, exigent de la technicité et génèrent du risque
Lors des réorganisations, les fonctions les plus mobilisées sont les fonctions support, à la manœuvre sur toute l’infrastructure de l’entreprise : contrôle de gestion, achats (pour les contrats fournisseurs), ressources humaines (pour les contrats de travail et les transferts de personnels), informatique (pour les systèmes d’information), communication (pour les questions de marque) sont fortement mis à contribution. Cela occasionne un pic de charge parfois très conséquent et des risques de burn-out.
Lorsque les réorganisations s’enchaînent, les fonctions support peuvent être amenées à défaire ce qui leur avait pris tant d’effort à faire quelques années auparavant. Elles peuvent avoir le sentiment que la réorganisation devient leur métier. Les actions à prendre pour mener à bien une réorganisation peuvent être d’une grande complexité et s’avérer très risquées (par exemple scinder un système d’information).
Des opérations qui perturbent l’activité
A l’annonce de la réorganisation, et pendant que les fonctions support surchauffent, on constate en revanche un gel des décisions et de l’activité opérationnelle. La plupart des salariés se mettent en pause dans leur activité, et s’affairent à la recherche d’information, soit pour tirer parti de l’évolution à venir, soit plus prosaïquement pour se trouver un autre poste. Une fois la nouvelle organisation en place, quelle que soit sa nature et son ampleur, elle aura des conséquences sur l’activité quotidienne.
Un nouveau manager ou un nouveau collectif de travail peuvent changer la vie d’un salarié du tout au tout. Un déplacement des centres de décision ou l’introduction d’un nouveau système de management peuvent dénaturer ou vider de sa substance la fiche de poste d’un professionnel. La mise en place d’un centre de services partagés peut générer un surcroît d’activité pour les salariés qui sont en relation avec lui, contrairement à ce qui était prévu au départ. L’intégration d’une filiale dans un groupe peut obliger ses personnels à suivre des procédures nouvelles, qu’il faudra maîtriser et auxquelles il faudra s’adapter.
Une influence insidieuse sur les métiers
Au-delà de la charge de travail ponctuelle et de la désorganisation temporaire qu’elle génère, il est frappant de constater l’effet plus insidieux que la succession des réorganisations a eu au fil des années sur les métiers eux-mêmes. Faute de stabilité dans les processus de travail, toutes les filières métier recherchent désormais « l’adaptabilité », le nouveau Graal que la Direction promeut, à grand renfort de citations mal digérées de Darwin.
On ne recherche plus nécessairement ce qui fonctionnera bien au moment où on en a besoin, mais ce qui pourra se reconfigurer facilement, puisque tout va bouger, tout le monde en est certain. Un peu comme lorsqu’au moment de choisir un lit pour y dormir, on achète finalement un canapé-lit convertible à table basse et rangements escamotables intégrés. Au cas où. Au bout du compte, à toutes les questions, tous les métiers finissent par répondre « ça dépend », ce qui est une bien curieuse façon de faire œuvre.
Une influence insidieuse sur les comportements
Cette nouvelle conception du travail en flux, fluide, incertaine, a des conséquences sur la personnalité des salariés. Sélectionnés pour leur personnalité « adaptable », formés et formatés à l’adaptabilité chaque jour dans leur activité, parfois contraints à la mobilité du fait des réorganisations, les salariés évoluent. Ils deviennent plus circonspects. Ils s’attachent moins. Ils ont plusieurs fers au feu, au cas où.
Ils restent en veille en permanence sur d’autres postes, dans l’entreprise ou à l’extérieur, afin de tenter d’avoir prise sur leur destin professionnel et de rester « acteurs de leur parcours », selon la formule consacrée. Ils peuvent même avoir tendance au cynisme. Comme Richard Sennett l’écrivait dès 1998 : « L’ironie est la conséquence logique de la vie dans un monde flexible. »[2] « Adaptables » et « maîtrisant la complexité », ils ne sont pas pour autant à l’abri des risques psycho-sociaux, comme Technologia le constate au cours de ses missions chaque année. Leur travail en flux permanent, liquide[3], a-t-il encore du sens ? Rappelons ici la définition du sens au travail donnée par Marie-Anne Dujarier[4] : l’objectif que l’on se donne dans le travail, le récit que l’on en fait, les sensations que l’on éprouve en le faisant.
Reprendre la main ?
Les réorganisations se succèdent à une telle cadence, elles font désormais tellement partie du paysage que les salariés et leurs élus ont tendance à les considérer comme « naturelles », inéluctables. Pourtant, il n’y a pas de fatalité au management par la réorganisation. Salariés et élus sont parfaitement légitimes lorsqu’ils cherchent à vérifier la pertinence d’une réorganisation, en la confrontant aux orientations stratégiques de l’entreprise, à sa situation économique et financière et à sa politique sociale. Ils sont aussi parfaitement légitimes lorsqu’ils demandent à vérifier que la réorganisation ne détruira pas plus de valeur qu’elle n’en crée, ou que les nouvelles exigences de productivité sont soutenables, en mettant en place un suivi régulier à l’aune d’indicateurs de mesure partagés avec la direction.
Ils sont enfin parfaitement légitimes lorsqu’ils cherchent à s’assurer que la mise en œuvre de la réorganisation est correctement accompagnée, notamment en termes de mobilité et de formation des salariés. C’est au prix de cette exigence et de cette vigilance de tous les instants que les salariés et leurs élus peuvent regagner du pouvoir d’agir, reprendre la main sur les transformations successives de l’entreprise. Seul un dialogue social sincère et constant permet de réussir les réorganisations qui s’avèrent indispensables, dans un tempo adapté, et d’éviter ainsi les turbulences organisationnelles, le retrait des salariés, et in fine le déclenchement de crises humaines.
[1] Cf. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme
[4] Marie-Anne Dujarrier, Troubles dans le travail
Clémentine Darmon Directrice de mission
FAQ – Les réorganisations
Pourquoi les entreprises réorganisent-elles aussi souvent ?
S’adapter à un marché en constante évolution, intégrer de nouvelles technologies, réduire les coûts ou répondre à des impératifs financiers… Les réponses sont nombreuses. Parfois, ces réorganisations relèvent aussi d’effets de mode managériale ou servent à rassurer les actionnaires et investisseurs sur la capacité de transformation de l’entreprise.
Quels sont les risques d’une réorganisation mal conduite ?
Une réorganisation mal préparée peut générer du stress, de la confusion, une perte de productivité et un désengagement des équipes. Elle peut aussi détériorer le climat social, accroître les risques psychosociaux et, in fine, nuire à la performance globale de l’entreprise.
Quels services sont les plus sollicités lors d’une réorganisation d’entreprise ?
Les fonctions support sont en première ligne : ressources humaines, finance, informatique, achats et communication. Elles sont responsables des aspects techniques, contractuels, informatiques et humains liés à la mise en œuvre du changement, ce qui représente souvent une surcharge de travail importante
Le salarié peut-il agir face à une réorganisation ?
Oui, les salariés peuvent se mobiliser via leurs représentants pour questionner la pertinence d’un projet, demander des garanties sur les impacts sociaux, ou encore négocier des mesures d’accompagnement (formation, mobilité, suivi de charge de travail). La transparence et le dialogue social sont essentiels.
Comment réussir une réorganisation d’entreprise ?
Une réorganisation réussie repose sur une vision claire, une communication honnête, l’implication des parties prenantes, et un accompagnement humain à la hauteur. Il est crucial de mesurer l’impact des changements et de maintenir une cohérence entre objectifs stratégiques et réalités de terrain.
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