/ Reconstruire un monde commun du travail, véritable enjeu de la réforme des retraites

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Reconstruire un monde commun du travail, véritable enjeu de la réforme des retraites

11 septembre 2013

La réforme des retraites, présentée le 27 août par Jean-Marc Ayrault, ne prévoit pas de grands changements structurels. Principales innovations par rapport à la réforme de 2010, la création d'un " compte pénibilité " accompagnant les salariés tout au long de leur vie de travail et permettant aux futurs retraités de partir plus tôt selon l'exposition à une forte pénibilité au cours de leur carrière. Mais aussi l'incitation à la prévention au moyen d'une cotisation minimale de toutes les entreprises au nom de la solidarité interprofessionnelle et d'une cotisation de chaque entreprise tenant compte de la pénibilité qui lui est propre, incitant ainsi les employeurs à réduire les facteurs d'exposition de leurs salariés.

Jusqu'alors, la loi de novembre 2010 reposait sur une acceptation de la pénibilité : il fallait que celle-ci ait fait son oeuvre dans le corps des travailleurs pour qu'on s'en préoccupe vraiment. Un départ plus rapide en retraite à taux plein n'était possible que dans le cas d'une incapacité permanente d'au moins 10%. L'incapacité devait elle-même résulter d'une exposition sur une durée d'au moins 17 ans, à l'un des 10 facteurs de pénibilité ayant laissé " des traces durables, indentifiables et irréversibles sur la santé ". Pour bien mesurer l'hypocrisie d'une telle mesure, rappelons que 5 % d'incapacité correspond à une pathologie lourde comme, par exemple, un doigt coupé, ou 20 % pour une main arrachée. Ce dispositif conçu pour être très restrictif a effectivement fonctionné dans ce sens puisque depuis 2012, seules 6000 personnes environ ont pu en bénéficier.

Les partenaires sociaux et les préventeurs ont donc salué dans le projet Ayrault cette sortie d'une logique " médicale et incapacitaire ". Attention cependant à ne pas rejouer ce scénario frustrant et restrictif dans le nouveau dispositif tant les attentes sont grandes de la part des salariés. Si le principe d'un " compte pénibilité " est louable, sa réalisation en effet est problématique sur au moins deux points : le premier concerne la complexité d'un dispositif administratif que l'on doit veiller à ne pas transformer en une " usine à gaz " entre les déclarations des employeurs auprès de la CNAV, l'information des salariés et les voies de recours auprès des tribunaux de la sécurité sociale. Il en va de la lisibilité et de la crédibilité du compte lui-même. Le second touche aux 10 critères retenus pour définir ce qu'est un travail pénible et qui ne doivent pas rester ceux de la réforme de 2010, à la fois restrictifs et flous.

En effet, la loi de 9 novembre 2010 a instauré un nouvel article du code du travail (article L.4121-3-1) qui prévoit, pour chaque travailleur exposé à un ou plusieurs facteurs de risques professionnels, une fiche dans laquelle l'employeur consigne les conditions de pénibilité auxquelles le travailleur est exposé, la période au cours de laquelle cette exposition est survenue ainsi que les mesures de prévention mises en oeuvre pour réduire ces facteurs. Le Premier ministre propose aujourd'hui de reprendre cette fiche d'exposition afin d'abonder le nouveau " compte pénibilité " : pour chaque trimestre travaillé avec un facteur pénibilité, les salariés bénéficieront d'un point, le compte est plafonné à 100 points. Dix points donneront droit à un trimestre de durée de cotisation ; les points seront doublés pour les salariés qui doivent prendre leur retraite prochainement et pour ceux soumis à plusieurs facteurs de pénibilité à la fois. Donc potentiellement un salarié exposé pendant 12,5 ans à des facteurs de pénibilité pourrait avancer son départ en retraite d'au moins deux ans. C'est une vraie avancée. Les points collectés peuvent aussi être utilisés pour le passage à temps partiel ou pour une formation de réorientation professionnelle.

On le comprend aisément, l'enjeu de la mesure la plus ambitieuse de la réforme Ayrault porte sur les critères de pénibilité définis par décret en 2010. Toutefois, s'engager dans cette voie demande de revoir la loi de 2010 sur au moins deux aspects :

1 - Clarifier les critères et harmoniser les seuils d'exposition

Si les critères de 2010 sont restrictifs, ils sont également flous et laissent place à des interprétations : prenons l'exemple du travail à la chaîne, considéré à juste titre comme pénible, particulièrement quand la récurrence des actions répétées dure plus de 50 % du temps de travail à raison de 40 à 60 fois par heure. Pourtant, ce critère de répétitivité ne renvoie pas à la même interprétation dans toutes les industries : chez un constructeur automobile, elle commence à 30 fois par heure ; dans d'autres industries mécaniques elle se situera aux alentours de 1 minute. Autre exemple en ce qui concerne la pénibilité liée à la manutention manuelle de charges : entre l'accord chez tel distributeur qui prévoit un seuil d'exposition de plus de 8kg plus de 20h/semaine et l'accord général pour le Commerce de Détail et de Gros à Prédominance Alimentaire qui prévoit plus de 15kg plus de 15h/semaine, on obtient des différences de qualification pour des activités et secteur identiques. Ainsi, un même poste peut être reconnu pénible dans une entreprise et moins pénible dans une autre ; dans ces cas, il est clair que le compte pénibilité en cas de mobilité, ne serait parfois pas abondé créant des injustices de traitement pour ceux qui " à pénibilité égale " ne bénéficieraient pas d'une compensation égale. Pourtant la clarification des critères est possible. Les progrès scientifiques le permettent. On sait ainsi mieux estimer la nocivité du travail de nuit qui raccourcit l'espérance de vie et peut être agent cancérogène. Dès lors, dans un souci d'égalité et de lisibilité, notamment pour les salariés en CDD ou en intérim ayant travaillé dans des entreprises différentes, les seuils d'exposition devraient être harmonisés.

2 - Mieux prendre en compte la poly-exposition

Autre injustice criante, les " poly exposés " dont l'activité se situe en dessous des seuils reconnus mais qui affrontent simultanément plusieurs pénibilités. Il en va ainsi pour certaines professions, par exemple les ouvriers des travaux publics qui rénovent les routes la nuit. Ils travaillent souvent en dessous du seuil requis de 270 heures annuelles, mais ce travail de nuit se combine à des manipulations lourdes de produits dangereux, comme le goudron, à des postures pénibles, comme le travail à genoux, et à des vibrations, là encore en dessous du " radar " des seuils. Pourtant, les critères ne se combinent pas pour favoriser le traitement prioritaire des salariés exposés à cette pénibilité.

En matière sociale, les débats concernant les seuils à partir desquels prend effet une mesure sont permanents. Ceci dit, les progrès de la recherche permettent aujourd'hui de clarifier des questions que paralysent surtout les enjeux financiers. Dès lors, pourquoi ne pas mettre en place, dans le cadre du Conseil Economique Social et Environnemental dont c'est la vocation, un groupe de travail multipartite chargé de faire des propositions d'harmonisation des seuils et des critères ? Composé de représentants des salariés, des employeurs, de l'Etat et accompagnés de personnalités qualifiées, ce groupe produirait un travail préparatoire aux décrets permettant de fixer les éléments centraux et les négociations dans les branches.

Au coeur du malaise français, la crise du travail occupe une place centrale. Parler des retraites, c'est donc avant tout accepter de parler du travail, de sa pénibilité et des risques pour la santé. Alors que le débat semble s'orienter sur une simple opposition entre les générations vouées à plus ou moins d'efforts, il nous semble qu'une " réforme juste " passe avant tout par la bonne articulation entre l'implication demandée sur un temps plus long à des salariés en bonne santé et la possibilité reconnue aux plus abîmés par le travail de partir plus tôt. Ce ne serait que justice et c'est à ce prix que pourra se reconstruire un monde commun du travail dans la République. Si la question de la durée de cotisation est bien posée, reste à ouvrir le débat sur la pénibilité.

Jean-Claude Delgènes, Directeur général de Technologia -cabinet d'experts en prévention des risques liés au travail

Ce texte est initialement paru dans l'Express le 09 septembre 2013

 

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