Par Laetitia Lecomte, ergonome, cabinet Technologia
Pour une partie de l’opinion publique, un chômeur est une personne sans travail percevant des allocations. La réalité est tout autre et les situations de chômage sont polymorphes. En 1954, le Bureau International du Travail adopte une définition du chômage, qu’il reprécise en 1982. Cette acception est reprise dans la majorité des pays du monde, et en particulier dans l’Union européenne. Elle donne trois conditions pour qu’une personne soit considérée comme chômeur. Être sans emploi, rechercher un emploi et être disponible pour travailler.
Qu’en est-il ici, en France ? L’annonce récente, par le gouvernement, d’une baisse du chômage est à relativiser puisque cette baisse serait de l’ordre de 0,5% sur un effectif total d’au moins 3,48 millions de personnes. Dans ce sens, les projections de l’Observatoire International du Travail assombrissent encore un peu plus le tableau puisqu’elles ne prévoient pas de baisse significative du chômage en France jusqu'en 2017 où son taux devrait légèrement passer sous la barre des 10% (9,9%) contre 10% en 2015.
Dans ce contexte, il y a lieu de s’interroger sur la santé des chômeurs et sur leurs conditions de « non-travail ». En effet l’employabilité des chômeurs, c’est-à-dire leur capacité à retrouver un emploi, est fonction de l’ajustement de diverses variables par rapport aux exigences du marché, mais il est certain qu’elle est également fonction de leur état de santé physique et mentale. De nombreux travaux à la lisière des sciences économiques et des sciences humaines montrent l’existence d’une corrélation forte et négative entre la santé mentale des chômeurs et la durée de l’épisode de chômage. La relation décrite est conceptualisée sous le vocable « le chômeur démoralisé ».
Au-delà de la question de l’emploi, le chômage questionne le domaine de la santé publique. M. Debout - Professeur de médecine légale, ancien membre du Conseil économique, social et environnemental - alerte les pouvoirs publics sur les effets du chômage sur la santé. Il parle d’événement traumatique et met en perspective ses mécanismes et conséquences. Il adopte d’ailleurs la formule de « mort sociale ». En ce début mars, M. Debout réclame par voie de presse, le droit au préjudice d’anxiété pour les chômeurs. Il rappelle les obligations de l’employeur vis-à-vis de la santé des salariés et exprime vouloir étendre cette responsabilité lors de la perte d’emploi. Il conclut en ces termes : « on ne licencie pas quelqu’un comme on éteint une machine ».
En effet, dans une société où le travail occupe une place centrale, le chômage est souvent perçu et vécu sur un mode négatif. Il s’apparente à un vide, à un manque. La perte d’emploi comme quelque chose qui « s’arrache à soi ».
« On aurait pu penser qu’avec l’installation du chômage de masse, les gens vivraient cette épreuve plus comme un phénomène structurel, moins comme une remise en cause personnelle, mais il n’en est
rien ». Ce constat effectué par la sociologue Danièle Linhart trouve un début d’explication dans le fait que, chômage de masse ou pas, « on retrouve toujours deux aspects dans la perte d’emploi : la difficulté matérielle, qui est évidente, et la dimension psychologique et identitaire, tout aussi essentielle ».
Perdre son emploi engendre nécessairement une perte de source de revenus mais engendre également la perte de sa place dans la société. Que répondre à la question ritualisée « Tu fais quoi dans la vie? » ?
Les conséquences du chômage sur la santé des personnes concernées sont mises en exergue de façon paroxystique dans les conclusions de travaux portant sur l’étude des liens entre situation de chômage et passage à l’acte suicidaire.
En ce début d’année, les épidémiologistes de l’INSERM ont rendu les résultats de leurs travaux.
Ainsi, entre 2000 et 2010, ils montrent que le taux de chômage est significativement et positivement associé au taux de suicide. Indépendamment du genre, une augmentation moyenne de 1,5% du taux de suicide est observée pour une augmentation de 10% du taux de chômage. Cette corrélation reste significative pour les hommes et en particulier pour ceux ayant entre 25 et 49 ans. Pour être rigoureux scientifiquement, les chercheurs précisent ne pas être en mesure d’établir un lien, à l’échelle individuelle, entre la situation de chômage et le passage à l’acte suicidaire. En effet, ils rappellent la complexité et le caractère multifactoriel du suicide.
Pourtant, plus récemment encore, une étude réalisée par des chercheurs de l’université de Zurich et publiée dans The Lancet Psychiatry a mesuré l’impact de la crise économique sur le suicide dans le monde. Globalement, les résultats montrent que la courbe des suicides connaît la même évolution que celle du chômage. Les chercheurs concluent, entre autres, que le taux de suicide associé au chômage a augmenté de 5% entre 2007et 2009, et qu’il existe un décalage de 6 mois entre l’augmentation du taux de suicide en fonction d’une hausse du chômage.
Ce second constat corrobore avec celui de Jean-Claude Delgènes précisant observer "une augmentation des risques psycho-sociaux au bout de sept à huit mois de chômage." La temporalité semble ainsi être la même. Le constat effectué au niveau individuel serait décrit dans la population générale des « chômeurs ».
Alors qu’est-il fait ? En 1993, M. Debout réclame la création d’un Observatoire National du Suicide, ce dernier verra le jour en 2013. Il estime que la crise aurait engendré 750 suicides supplémentaires en trois ans. Face à ce constat, les professionnels réclament une médecine préventive des chômeurs comme il existe une médecine préventive des travailleurs.
En effet, on parle beaucoup de burn-out mais beaucoup moins du bore-out [i], l’épuisement par ennui lors d’une période de chômage par exemple. Il est contre-intuitif de penser qu’une personne puisse s’épuiser dans l’exécution de tâches répétitives. Pourtant l’envoi de candidatures chaque semaine, chaque jour, chaque heure peut conduire à une perte de sens. En effet, quel sens donner à ces envois successifs pour des postes où il convient sans cesse de réviser son profil, de réajuster constamment son identité professionnelle pour endosser celle supposée attendue dans l’offre.
De même, que l’on parle souvent de charge et de surcharge pour les travailleurs mais qu’en est-il de la charge mentale des chômeurs ? L’évaluation de la charge physique et mentale comporte la charge prescrite, ce que la société attend d’eux c’est-à-dire qu’ils s’évertuent à chercher, postuler, s’entretenir, etc. et la charge réelle qui doit dépasser les seules dimensions de la production.
C’est là le plus important, la charge réelle c’est aussi « ce qui ne se fait pas, ce qu’on ne peut pas faire, ce que l’on cherche à faire sans y parvenir, ce qu’on aurait voulu ou pu faire, ce qu’on pense pouvoir faire ailleurs. Il faut y ajouter ce paradoxe fréquent ce qu’on fait pour ne pas faire, ce qui est à faire ou encore ce qu’on fait sans vouloir le faire ».
Par-là, Yves Clot rappelle la fonction psychologique du travail. Il l’illustre en étudiant la condition des chômeurs qui fait apparaître en négatif tous les besoins dont ils sont privés faute d’avoir « une occupation sociale ». Le travail comme moyen d’expression, d’affirmation, de reconnaissance sociale voire de création. Le travail considéré du côté de l’existence sociale, de la gratification narcissique, de la constitution identitaire.
Il paraît central d’approfondir les conditions de « non-travail » des chômeurs. Comprendre le chômage c’est aussi comprendre le travail. Comprendre ce qui met en souffrance au travail c’est comprendre ce qu’apporte le travail.
[i] Le syndrome d'épuisement professionnel par l'ennui ou bore-out est un trouble psychologique engendré par le manque de travail, l'ennui et, par conséquent, l'absence de satisfaction dans le cadre professionnel. Ce syndrome a été décrit en 2007 dans Diagnosis Boreout, de P. Werder et P.Rothlin.