Nous vous proposons quelques extraits d'un texte prononcé par François Athanée à Paris le 2 décembre 2015, à destination des collaborateurs de Technologia et Inalyst lors d'un atelier philosophie qui portait sur le thÚme de la fatigue.
" La fatigue est partout, mais elle nâexiste peut-ĂȘtre pas : ce quâil y a quand on sâintĂ©resse Ă la fatigue, ce nâest plus la fatigue, câest la baisse de vigilance, le dĂ©ficit attentionnel, le ralentissement moteur, le dĂ©sinvestissement des interactions sociales, la procrastination, lâĂ©vitement, la dĂ©pression."
" Il sâagira principalement de son rapport au sommeil. Bien sĂ»r, elle nous vient du travail ; mais je ne soutiendrai pas cette position telle quâelle est souvent partagĂ©e dans le sens commun. Selon celui-ci, en effet, certaines fatigues rĂ©sultent du travail, mais non pas toutes. Au contraire, je voudrais envisager lâhypothĂšse que toute fatigue dans lâespĂšce humaine provient du travail. Enfin je dirai quelques mots sur lâĂ©puisement.
" Fatigue, effort de ce monde, fatigue universelle. Je suis fatiguĂ©. Jâai envie de me retirer. Jâai envie de quitter le lieu oĂč nous sommes, oĂč nous agissons, parlons, interagissons, travaillons⊠vivons. Ce que nous appelons fatigue, ĂȘtre fatiguĂ©, ce sont ces cas oĂč il semble quâil nây a plus aucune envie qui prĂ©domine sur celle de se retirer, se mettre Ă lâĂ©cart, au calme. La fatigue se dit plus par lâoptatif que par lâindicatif. Que les stimulations cessent. Que la lumiĂšre baisse. Quâil nây ait plus de bruit. Peut-ĂȘtre pas pour autant le silence, ou lâobscurité : un peu de musique Ă©ventuellement, moins de sollicitations, de stimulations, moins Ă faire, moins Ă penser, moins de lumiĂšre. Plus de calme. Quâil y ait moins de mouvement. Quâil ne soit plus nĂ©cessaire de faire, dâagir. Ne plus devoir, ne plus avoir Ă , ne plus rĂ©pondre de, ou rĂ©pondre Ă . Que les bouches se ferment. Que mes yeux se ferment, ou, du moins, que je puisse fermer les yeux.
"La fatigue est sĂ©paratrice. Je lis cette formule sous la plume de Peter Handke, dans son bel Essai sur la fatigue ; je la retiens, pour que nous y revenions. Oui, ce quâon appelle fatigue semble souvent cette nĂ©cessitĂ© de sâĂ©carter, de se fermer, revenir Ă soi, dans le non agir et lâimmobilitĂ©, le calme. Nous ne sommes jamais loin alors, dans ce « revenir Ă soi », jamais loin de revenir Ă Â : ne plus penser Ă soi, ses soucis, problĂšmes et responsabilitĂ©s, ne plus penser â câest-Ă -dire dormir."
" Fatigue implique nĂ©cessairement, dĂ©finitionnellement, dans ses usages ordinaires, besoin de repos, dâune maniĂšre ou dâune autre. Certes, le repos peut ĂȘtre le jeu, le dĂ©lassement, le loisir â mais câest tout de mĂȘme avant tout le sommeil. Le sommeil est cette forme de repos qui rend possible les autres formes de repos. Le sommeil nâest pas nĂ©cessairement Ă lui seul la sortie de la fatigue, il nâest pas toujours suffisant. AprĂšs toute cette fatigue accumulĂ©e, il va falloir non seulement que je dorme, mais que je change dâair, que je me dĂ©lasse, que je change dâactivitĂ©, de frĂ©quentations. Tu me fatigues, je veux voir dâautres visages. Tout cela â changer dâair, changer dâactivitĂ©, ou de lieu, changer de tĂȘtes, changer de fatigue â tout cela peut ĂȘtre effectivement nĂ©cessaire pour sortir de la fatigue. Mais il nâen demeure pas moins que le sommeil est lui-mĂȘme nĂ©cessaire Ă tout cela. MĂȘme sâil nâest pas toujours suffisant pour sortir de la fatigue, il est toujours nĂ©cessaire pour cette sortie de la fatigue."
Et nous pouvons donc dire ce qui suit. La fatigue est sĂ©paratrice. Elle mâincite Ă me retirer du monde parce quâelle mâincite Ă revenir Ă moi, seulement moi sans rien, moi nu sans mes actions et interactions, Ćuvres et travaux, titres et responsabilitĂ©s, obligations et relations diverses. La fatigue est nĂ©gativitĂ©. Elle mâincite Ă ne plus ĂȘtre avec, ne plus ĂȘtre en relation, ou en prise sur, elle mâĂŽte lâenvie dâexercer mes pouvoirs causaux, elle est ce fait nĂ©gatif : cette envie attĂ©nuĂ©e, diminuĂ©e, passĂ©e au second plan dâune maniĂšre ou dâune autre, dâagir ou dâinteragir, ou de produire des effets sur le monde â et tout autant : de laisser le monde exercer ses effets sur moi, ou du moins ce genre dâeffets-lĂ , qui me fatiguent.
"Cette cĂ©sure dâavec le monde semble ce retour Ă moi, moi seul, moi nu, sans mes attributs sociaux, causaux, mes responsabilitĂ©s, mes titres, mes obligations. Mais ce point de convergence, dont nous avons vu quâil est aussi point de fuite de tout â ce point câest, en fin de compte, en fin de fuite : Rien, je ne pense plus, du moins je ne mâaperçois plus que je pense, ni que je suis ni que je souffre ou me soucie ou me projette ou me dois de â parce que je ne mâaperçois plus de « je ». Je dors.
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