Elargir la sphère des activités économiques, par Dominique Méda


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Technologia a lancé depuis 2015 une série de colloques sur la philosophie au travail. Le cabinet, avec le soutien de Galilée Services Publics, ouvre un cycle de conférences « Phil’o boulot : bien vivre au travail avec les philosophes » et sollicite l’opinion de philosophes et de chercheurs en sciences humaines sur l’état du travail. Ainsi, comment penser l’organisation et les conditions de travail en mobilisant des pensées souvent critiques ? Comment les managers, les représentants du personnel et les salariés sont-ils confrontés à des situations renvoyant à des concepts ou des notions philosophiques ? Les auteurs classiques de la philosophie et des sciences humaines – parfois un peu oubliés – peuvent-ils être utiles pour le management, la qualité de vie au travail et d’une manière générale pour l’entreprise et les services publics aujourd’hui ? Ces intervenants vont tenter de répondre à ces nombreuses interrogations…

Dominique Méda est professeure de sociologie à l'Université Paris Dauphine, auteur de nombreux ouvrages sur le travail dont Le travail. Une valeur en voie de disparition?, Champs Flammarion ; La Mystique de la croissance. Comment s'en libérer, Champs Flammarion ; Réinventer le travail, avec Patricia Vendramin, PUF

 ÉLARGIR LA SPHÈRE DES ACTIVITÉS ÉCONOMIQUES

 Dominique MÉDA : GORZ est un auteur très prolifique sur le travail. Il a changé de nombreux points de vue, au cours de sa vie, à la fois sur le sens du travail et sur la question du revenu d'existence, c'est-à-dire comment on soldait en quelque sorte cette idée que le travail allait disparaître.

Je vais articuler mon propos en deux moments :

Le rappel des thèses de GORZ sur le travail. Il y a un très gros changement dans la vie et la pensée de GORZ avec son fameux ouvrage Adieux au prolétariat qu'il écrit en 1980.

En 1967, il soutenait encore, je cite : « Le travail social de production restera la principale activité de l'individu. C'est par le travail principalement que celui-ci sera intégré et appartiendra à la société. » Avec les Adieux au prolétariat en 1980, il effectue un tournant décisif. Voici ce qu'il écrit : « La vraie vie commence hors du travail. Le travail devient un moyen pour élargir l'affaire du non-travail. Il est l'occupation temporaire par laquelle les individus acquièrent la possibilité de poursuivre leurs activités principales. » Le travail devient à ce moment-là un simple moyen. « Les vrais objectifs des membres de la société sont en fait plus nobles, plus épanouissants, plus riches que ce que recouvre le travail. » Cependant, sa pensée est plus complexe que cela.

Dans Métamorphoses du travail, quête du sens, GORZ va distinguer, d'une part, le travail au sens contemporain qui est une invention de la modernité, activité dans la sphère publique demandée, définie, reconnue utile par d'autres et à ce titre rémunérée par eux, d'une part, et d'autre part, le travail comme catégorie anthropologique qui se confond avec la nécessité pour l'homme de produire sa subsistance.

Il y a deux définitions, en quelque sorte, du travail : il y a ce que GORZ appellera le travail-emploi et le travail comme catégorie anthropologique. Sur ces questions, GORZ est à la fois assez arendtien, paulhanien et marxien. Le travail se confond avec la vie, c'est l'activité qui vise à satisfaire les besoins naturels dans la stricte limite des capacités physiques. Le travail, c'est quelque chose qui recouvre des activités qui étaient méprisées dans la Grèce antique, puis qui a pris la forme de l'artisanat, et qui jusqu'au XVIIIème siècle s’est exercé pour la satisfaction des besoins naturels. Puis on est passé à ce que MARX appelle le « travail abstrait ». C'est la production pour l'obtention d'un revenu qui s'est développée au XIXème siècle avec la révolution industrielle.

Finalement, dans Métamorphoses du travail, quête du sens, GORZ va distinguer trois types de travail :

Il existe donc trois définitions du travail. Mais comme Gorz ne va pas toujours, dans ses écrits, redire duquel il parle, son discours peut être assez difficile à comprendre parfois. Néanmoins, gardons l'idée qu'il y a trois éléments qui, à partir d’Adieux au prolétariat, ne vont plus bouger dans sa réflexion et qui sont les suivants :

« Une organisation de plus en plus différenciée, des fonctions de plus en plus spécialisées » (GORZ)

Premier élément, le caractère hétéronome du travail-emploi – dans la première définition du travail. C'est sa thèse centrale. L'idée c'est que depuis le XVIIIème siècle, le travail est devenu hétéronome et qu’il ne peut plus ne pas l'être. On ne pourra jamais le faire devenir autonome. Ce couple autonomie-hétéronomie est vraiment une catégorie structurante de la pensée de GORZ. Par quoi s'explique cette hétéronomie du travail ? Elle ne s'explique pas fondamentalement par le capitalisme ou par la propriété privée des moyens de production. GORZ a notamment montré dans Adieux au prolétariat, qui a fait scandale à l'époque, que la propriété collective ne changeait rien à l'hétéronomie du travail. Ce n'est pas parce que la propriété est collective que le travail devient magiquement autonome. L’hétéronomie ne s’explique pas non plus par la forme salariale ou par la subordination du travailleur à l'employeur. Quelle est l'explication ? L'explication fondamentale vient tout simplement du développement de l'organisation productive, toujours plus spécialisée, ou toujours plus divisée. À mesure que l'économie, l'administration, l'État et la science se développent, ils exigent une subdivision toujours plus spécialisée, toujours plus poussée des compétences et des tâches. « Une organisation, je cite, de plus en plus différenciée, des fonctions de plus en plus spécialisées. » Qu'est-ce qui se passe pour les travailleurs ? La conduite des travailleurs devient fonctionnelle, c'est-à-dire rationnellement adaptée à un but indépendamment de toute intention de l'agent de poursuivre ce but. Je cite : « J'appelle faire de l'hétéronomie l'ensemble des activités spécialisées que les individus ont à accomplir comme des fonctions coordonnées de l'extérieur, par une organisation préétablie. » Le travail-emploi est par définition hétéronome, notamment du fait de cette coordination par l'extérieur. Nous ne pourrons jamais revenir en arrière. Pour cela, il nous faudra nous libérer du travail c'est-à-dire réduire la place occupée par le travail-emploi (la 1ère définition) en faveur des activités autonomes (la 3ème définition) qui sont définies comme celles qui portent leur fin en elles-mêmes Donc, premier point : l’hétéronomie du travail-emploi. Nous ne pourrons plus jamais revenir en arrière.

Deuxième élément de ses thèses : l'existence de gains de productivité importants qui aujourd'hui ne sont pas redistribués aux salariés. Ils sont, dit GORZ, confisqués par les entreprises, notamment les actionnaires : processus qui est à l'origine de l'augmentation du chômage et de la précarité. Ce processus pèse sur les conditions de travail et d'emploi des salariés en place. Cependant les gains de productivité fondent aussi la possibilité de réduire la place du travail, du fameux « travail-emploi » dans la vie, fondent la possibilité de la diminution de la place occupée par le travail dans la vie individuelle et sociale et fondent donc la possibilité du développement d'autres activités autonomes.

« Et au lieu de rêver à une société dans laquelle ce travail productif serait libérateur pour les travailleurs, il vaut mieux chercher à ce qu'il soit le plus efficace possible pour qu'il prenne le moins de place possible »

C'est là que la thèse de GORZ est très intéressante, évidemment à mettre en débat. Ce dernier pense qu'il faut continuer à faire le plus possible de gains de productivité. Il faut chercher à ce que le travail soit le plus efficace possible de manière à ce que les gains de productivité réduisent l'importance du travail dans la vie sociale. Et au lieu de rêver à une société dans laquelle ce travail productif serait libérateur pour les travailleurs, il vaut mieux chercher à ce qu'il soit le plus efficace possible pour qu'il prenne le moins de place possible.

Je cite : « Quel que soit le nombre des emplois qui, dans les industries et les services, subsisteront lorsque l'automatisation aura atteint son plein développement, ces emplois ne pourront être source d'identité, de sens et de pouvoir pour ceux qui les occupent. Car la quantité de travail nécessaire à la reproduction non pas de cette société et de ses rapports de domination, mais d'une société viable, disposant de tout ce qui est nécessaire et utile à la vie, cette quantité est en diminution rapide. (Vous reconnaissez les thèses qui reviennent massivement dans les débats aujourd'hui.) Elles pourraient n'occuper que deux heures par jour ou une dizaine d'heures par semaine ou encore quinze semaines par an ou une dizaine d'années dans une vie. Alors les travailleurs pourront consacrer l'essentiel de leur temps à d'autres activités, autonomes, productives ou non productives mais dans lesquelles ils seront les maîtres du jeu. Ils pourront donne la mesure de leurs passions, de leurs talents, de leurs désirs. » D'où l'appellation chez GORZ de « dualisme », avec d'un côté l'affaire de l'hétéronomie qui assure la production programmée, planifiée de tout ce qui est nécessaire à la vie des individus et au fonctionnement de la société, le plus efficacement possible, donc avec la moindre consommation d'efforts et de ressources ; de l’autre l'affaire de l'autonomie, les individus produisant de façon autonome, hors marché, seuls ou librement associés, des biens et services matériels ou immatériels, non nécessaires, conformes aux désirs, au goût et à la fantaisie de chacun.

« Il n'existe pas d'autre économie d'entreprise et d'autre rationalité micro-économique que la capitaliste » (GORZ)

Évidemment, vous voyez que le deuxième morceau dont nous n'avons pas parlé est le travail pour soi, le travail domestique. GORZ précise sa position là-dessus et sur la qualité que doit avoir le temps libéré. Il écrit : « La libération du temps ne créera de nouveaux espaces d'autonomie que si le temps devenu disponible, n'a pas à être passé à autoproduire une part de nécessaire qui, précédemment, pouvait être acheté : la réduction de la durée du travail hétéronome ne libère du temps que si chacun est libre d'employer ce temps comme il lui plaît. Le nécessaire doit donc lui être assuré par ailleurs. Les activités de temps libre pour autant qu'elles sont productives porteront donc sur l'autoproduction du facultatif, du gratuit, du superflu, bref du non-nécessaire. » C'est là que GORZ (cela est très utile dans la discussion d'aujourd'hui) se distingue des écologistes, qu'il qualifie de radicaux, et des tenants de la décroissance et de la désindustrialisation. Pourquoi ? Il considère qu'autoproduire ce dont une société a besoin, au sein de petites communautés dans lesquelles les techniques industrielles et la division du travail seraient bannies, est une formidable régression. Puisque le travail contraint augmentera au lieu de s'y réduire et l'autonomie y régressera au lieu de progresser. Je cite cette phrase très importante : « Il n'existe pas d'autre économie d'entreprise et d'autre rationalité micro-économique que la capitaliste. » Il s'agit seulement de savoir comment les critères de la rationalité économique doivent être subordonnés à d'autres types de rationalité.

Quel est le troisième élément de son raisonnement ?

Aussi longtemps que le travail-emploi continuera d’exister et donc d’être hétéronome, la réduction de sa place et de son emprise devra s'accompagner de sa redistribution sur l'ensemble de la population active. On ne doit pas laisser faire le processus naturellement avec ce que cela produit de bipolarisation avec des gens qui sont éjectés et des gens qui restent. On doit avoir une entreprise volontaire de redistribution permanente du travail-emploi qui reste sur l'ensemble de la population active de manière à ce que chacun puisse accéder ce à quoi le travail donne accès : de l'intégration même si celle-ci est fonctionnelle et non sociale, des revenus, des droits et des protections.

« Nous ne devons plus penser que le travail est le fondement de l'intégration sociale et de l'identité. Une société qui fait tout pour économiser du travail ne peut pas, en même temps, glorifier le travail comme la source essentielle de l'identité et de l'épanouissement personnel »

GORZ a produit de nombreux raisonnements, convoqué de nombreuses études pour souligner ce qui lui apparaissait comme une évidence : que la quantité de travail nécessaire était en train de disparaître. Il écrit par exemple : « Il n'y a pas assez d'emplois permanents pour tout le monde, l'économie n'a plus besoin et aura de moins en moins besoin du travail de tous et de toutes. » Qu'est-ce que cela veut dire ? Nous ne devons plus penser que le travail est le fondement de l'intégration sociale et de l'identité. Une société qui fait tout pour économiser du travail ne peut pas, en même temps, glorifier le travail comme la source essentielle de l'identité et de l'épanouissement personnel. C'est-à-dire que ce qui a été encore tenu, comme on l'a vu tout à l'heure, tenu à peu près ensemble chez MARX, ici ne l'est plus. Il y a un saut radical qui consiste à dire : « Abandonnons l'idée que le travail est l'activité centrale, la centralité du travail, et passons vraiment à autre chose. » Cela suppose que l'on développe d'autres centres d'intérêt, d'autres activités, et que les individus développent une vision multidimensionnelle de leur existence avec une pluralité de centres d'intérêt, de centres d'ancrage et de manières évidemment de « faire société ».

Le capitalisme tente par tous les moyens, explique GORZ, de masquer cette réalité puisqu'au lieu de réduire la durée de travail, de viser un travail pour tous, il va chercher à étendre la sphère de l'économie marchande. C'est la critique gorzienne, elle porte sur les emplois de serviteurs : puisque le capitalisme essaie de marchandiser, faire le plus large possible, faire du vivant, ce qui devrait rester du domaine du travail domestique, à l'intérieur de la maison, devient, est transformé en emplois de serviteurs.

Il y a donc trois éléments :

La division du travail prive-t-elle le travail de son sens ?

L'idée de GORZ c'est qu'il y a une convergence entre les tendances du développement économique, l'obtention de gains de productivité et la réalisation de ce qui fait notre humanité : le développement d'activités autonomes. Il s'agit donc d'une chance historique. On doit se saisir de cette possibilité pour donner un sens à cette tendance puisque la laisser s'accomplir seule, cela comporterait le risque de laisser advenir la marchandisation de toutes les sphères de la vie.

Un petit retour critique sur ces thèses (ou pas critique d'ailleurs). Il est intéressant de voir, alors qu'il ne le cite absolument jamais et qu'il fait peu de cas de la sociologie, que GORZ est très proche des thèses de Georges FRIEDMANN, l'inventeur de la sociologie du travail française. Ils apportent tous les deux, et FRIEDMANN et GORZ, une réponse à la grande question posée à la sociologie, en particulier par DURKHEIM, – DURKHEIM met cette question au centre de son raisonnement –, la division du travail prive-t-elle le travail de son sens ? Est-ce qu'elle prive le travailleur d'une participation active à la société ? Est-ce que la division du travail ne détruit pas la cohésion de la société ?

DURKHEIM a une réponse très forte, au centre de son ouvrage De la division du travail social (1893) : « Non, la division du travail ne nuit pas à la cohésion de la société. Au contraire, elle est au fondement de la cohésion de la société parce que, plus on a de division du travail, plus les individus sont spécialisés mais ils sont tous ensemble. Le travailleur n'est pas isolé sur sa tâche. Il a une vue sur l'ensemble. » Donc, la division du travail est essentielle. Soixante ans plus tard, dans Le travail en miettes (1956), Georges FRIEDMANN critique DURKHEIM et dit que si ce dernier vivait à son époque, dans les années 50, il reviendrait sur cette idée, sur son idée majeure. Il considérerait que oui, en soi la division du travail est pathologique, la division du travail en soi prive le travailleur de la possibilité de donner un sens à son travail.

Quelques petites critiques sur ce travail de GORZ :

« Nous sommes, en France, parmi les plus nombreux à affirmer que le travail est très important. Il est très important non seulement dans ses dimensions instrumentales : obtenir un revenu, la sécurité de l'emploi, etc. mais également dans ses dimensions expressives : le travail, l’essence de l'homme »

Or, si j'étais très gorzienne au départ, j'ai fait beaucoup d'enquêtes sur le rapport des individus au travail, il faut prendre de la profondeur historique mais aujourd'hui les personnes que vous interrogez, salariés, non-salariés, sont extrêmement attachées au travail et plus en France qu'ailleurs. Nous sommes, en France, parmi les plus nombreux à affirmer que le travail est très important. Il est très important non seulement dans ses dimensions qu'on appelle instrumentales : obtenir un revenu, la sécurité de l'emploi, etc. mais également dans ses dimensions expressives : le travail, essence de l'homme. Il existe un très beau texte de MARX de 1844 : supposons que nous produisons comme des êtres humains, nos productions seraient autant de miroirs tournés l'un vers l'autre. Le travail comme mon œuvre qui me permet de vous dire qui je suis exactement dans ma singularité. Nous rencontrons cela, aujourd'hui, quand nous interrogeons les salariés sur l'importance du travail dans leur vie. GORZ a sous-estimé la résistance d'une partie de la société à sa proposition ; pas simplement qu'il a sous-estimé l'attachement au travail mais aussi la résistance. Nous avons bien vu ce qui s'est passé, en France, lors de la réduction du temps de travail. Une résistance de plusieurs fractions s’est mise en place et notamment, d’une certaine partie des chefs d'entreprise. En effet les conséquences de la réduction du temps de travail sont : une intensification du travail pour certains salariés et un accroissement de la flexibilité du travail. Il semble donc que GORZ, parfois, sous-estime la résistance de certaines fractions de la société.

« Le travail ne sera plus au centre de la société », selon HABERMAS, « c'est la fin prévisible d'une société centrée sur le travail »

Que dire d'autre ? Je trouve aussi que chez GORZ, on constate une absence flagrante des acteurs. Certes, il mentionne souvent des groupes de réflexion mais il s'appuie aussi beaucoup sur la pensée allemande, des syndicats allemands, des textes produits par les Allemands ; il parle finalement assez peu des acteurs et notamment du rôle des syndicats dans la promotion d'une telle société. Parfois, on a l'impression que cela se fera tout seul. Il faut aussi relever la différence de temporalité entre ce qui s'est passé en Allemagne et ce qui s'est passé en France. Dans les années 80 s'est développée en Allemagne une assez forte critique de la pensée marxiste, notamment de cette idée qu'il fallait développer les forces productives, de cette idée que si on poussait le feu des forces productives, alors tout irait bien. Nous avons un certain nombre d'auteurs allemands, par exemple Klaus HOFFER, un grand sociologue allemand qui dit en 1980 que le travail ne sera plus au centre de la société, ou Jürgen HABERMAS, en 1985, qui écrit que c'est la fin prévisible d'une société centrée sur le travail. GORZ lit cette littérature. Il lit aussi la littérature des syndicats allemands qui propose d'aller vers une réduction drastique du temps de travail. Il les importe à un moment où la France est en crise, et où il n’est plus question de réduire le travail pour développer de belles activités autonomes. Au moment où on va parler « réduction du temps de travail », en France, ce n'est plus pour développer de belles activités autonomes, mais pour lutter contre le chômage et partager le travail : c'est assez radicalement différent.

« N’y a-t-il pas un désir effréné de consommation, formaté évidemment par la publicité ? D'une certaine manière, on a besoin de travailler pour céder à la compulsion de la consommation »

Je me demande – et ce sera mon mot de conclusion – si GORZ n'a pas sous-estimé la difficulté de faire la révolution dans un seul pays. Est-ce qu'il a mis suffisamment en avant les conditions qu'il faudrait rassembler pour pouvoir promouvoir cette nouvelle société, avec une appétence particulière des personnes pour ces belles activités autonomes ? Il existe deux limites à sa pensée. Est-ce que les gens ont vraiment envie de belles activités autonomes ? Est-ce que cela leur parle ? N’y a-t-il pas plutôt un désir effréné de consommation, formaté évidemment par la publicité ? D'une certaine manière, on a besoin de travailler pour céder à la compulsion de la consommation. GORZ ne l'a pas énormément étudié même si c'est au centre de sa réflexion, de la critique de la raison économique. Deuxièmement, est-ce qu'il n'a pas sous-estimé aussi la difficulté avec la globalisation, la mondialisation, l'effacement des frontières ou encore la mondialisation de la liberté de circulation des capitaux et la mise en concurrence de tous les droits nationaux, droits du travail nationaux ? Est-ce qu'il n'a pas radicalement sous-estimé la possibilité de commencer une forme de révolution dans un seul pays ?

« Le travail, essence de l'homme : là, il y a une contradiction absolument majeure, face à laquelle on se trouve aujourd'hui »

Je vais terminer avec la question qui me semble la plus intéressante.

Évidemment, il y a quelque chose de très pessimiste dans cette idée de GORZ. On a l'impression qu'il nous dit : « Laissez tomber le changement du travail aujourd'hui. On n'y arrivera jamais. » J'étais une fervente gorzienne. J'ai en effet écrit un livre en 1995, largement inspiré de GORZ. Je l'avais appelé : Le travail, une valeur en voie de disparition. On m'a reproché à juste titre et on lui a reproché aussi, ce fait qu'à partir du moment où on dit que l'affaire du travail-emploi est radicalement hétéronome, il faut l'abandonner d'une certaine manière et aller faire la révolution. Il faut préparer la transformation de l'extérieur face à toute une série de personnes qui disent que non, c'est de l'intérieur, l'affaire du travail. Ce sont les plus grandes critiques qui lui ont été adressées, notamment par une partie du mouvement marxiste. Il avait oublié que la transformation de la sphère du travail et des conditions de travail, se fait dans le travail. Je crois qu'il y a là quelque chose de tout à fait important. La deuxième question, c'est celle des gains de productivité. Une fois qu'on a dit qu'il fallait produire de la façon la plus efficace possible en faisant à fond des gains de productivité, taylorisme et tout ce que l'on veut… alors on se lie complètement les mains pour transformer le travail et pour essayer, dans cette sphère, de rendre ce travail plus épanouissant. Le travail, essence de l'homme : là, il y a une contradiction absolument majeure, face à laquelle on se trouve aujourd'hui.

Denis MAILLARD : Le thème de la réduction du temps de travail est une question qui nous a beaucoup occupés en France. Certains en reparlent encore aujourd'hui.

Liliane FERDY : Je suis responsable des achats dans une grande compagnie d'assurances sur Nancy, assurances-vie. Je suis en voie de guérison d'un burn out qui a duré trois ans et demi. Donc, j'ai renoncé à l'épuisement au travail, j'ai renoncé à pas mal de choses. J'ai arrêté de démontrer que j'étais capable de travailler jusqu'à 23 heures et de repartir le lendemain faire des déplacements en province ou encore faire des comptes rendus, d'être la femme forte qui pouvait tout mener de front, la maison, le travail et bien d'autres choses. J'ai tout essayé, l'Inspection du Travail, les Prud'hommes, les avocats, les CHSCT, les délégués du personnel, et tout le monde m'a dit : « les pathologies professionnelles ». Alors les médecins… je me suis entourée d'une armée de médecins. Trois ans et demi après, je me dis : « Bon, je suis grande, j'ai grandi, j'ai tout lâché. Qu'est-ce que je vais faire maintenant ? » Sans doute un travail salarié, libre et autonome. J'espère devenir consultante sur divers points que je travaille actuellement après un bilan de compétences entrepreneuriales. Mais finalement je peux agir pour que le changement vienne de l'intérieur de l'entreprise, pour que les prochains qui viendront dans cette entreprise n'attendent pas dix ans, vingt ans, trente ans, pour contacter comme moi… C'est peut-être nous qui pouvons changer, mais comment peut-on agir pour aider l'entreprise à changer ?

Une femme : Comment peut-on faire les trois formes de travail plus libres, quand on a une baisse de revenus et que les revenus ne sont correctement pas distribués ?

Une femme : Vu la tendance à la robotisation, la technologie de plus en plus croissante du travail, aujourd'hui que penser de la proposition du philosophe Bernard STIEGLER de faire des territoires en tant que laboratoires d'expérimentation avec des revenus contributifs, soit les revenus d’existence ?

Un homme : J’échangeais avec une cadre de très haut niveau retraitée, celle-ci m’expliquait que, pendant trois ans, elle a chuté car elle ne s'était pas préparée à sa retraite. Il n'y avait plus de travail. Elle allait voir toutes les semaines un psychiatre. Elle dormait avec tout un tas de médicaments. Un jour, son psychiatre lui a dit : « Madame, agissez sur vous-même. Quelqu'un a écrit : “Tant que l'homme a envie d'apprendre, il reste jeune". » Elle s'est inscrite à l'Université, il y a trois, quatre ans. Elle a suivi des cours. Elle s'est remise dans le bain. Elle m'expliquait que le fait d'avoir agi par la formation, cela lui rappelait sa jeunesse (elle était une brillante universitaire). Maintenant, elle est épanouie. Elle intervient dans les cours. Elle a agi sur elle-même alors que pendant trois ans, elle a subi.

« C’est par la mise en place de la réduction du temps de travail qu’il y a eu une stabilisation de la dégradation des conditions de travail »

Dominique MÉDA : Il y a les réponses individuelles : ne pas se laisser complètement sombrer, pourvoir agir individuellement. Ou encore « se renarcissiser » en quelque sorte, mais il me semble que l'essentiel dans tout cela, c'est de faire un contrepoids à cette logique qui est en train de se répandre. Cela fait quand même trente ans que nous avons une logique d'efficacité et de sur-efficacité dans le monde du travail, qui prend très peu soin des personnes, des travailleurs et qui donne le « marché du travail ». Pourquoi sommes-nous les plus productifs du monde ? Nous sommes les quatrièmes parce que nous éjectons quand même toutes les personnes qui ne sont pas formatées pour tenir ces cadences. La DARES (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail) fait tous les sept ou huit ans une grande enquête sur les conditions de travail. Les résultats montrent les dégradations des conditions de travail, du moins une reprise des dégradations après une pause entre 1998 et 2015, pendant la réduction du temps de travail, donc. Ce n'est pas vrai que la réduction du temps de travail aurait entraîné exclusivement une dégradation des conditions de travail. C'est, au contraire, pendant la mise en place de la réduction du temps de travail que nous avons eu une stabilisation dans la dégradation. Ensuite, nous avons eu une reprise de la dégradation des conditions de travail. À regarder de plus près, là où la dégradation est la plus forte c’est dans la fonction publique, notamment hospitalière. C'est absolument fou : des gens vous disent qu'ils ne peuvent plus faire leur travail, qu'ils ne peuvent plus se soigner normalement car ils sont toujours en train de se dépêcher.

« L'organisation au sein des entreprises, le fait de se réunir et d'avoir un rapport de force suffisant pour résister à ce qui se passe dans le travail, est une réponse essentielle »

Nous disposons d’une enquête beaucoup plus générale sur les conditions de travail en Europe, qui compare les pays européens. On voit des choses passionnantes. Par exemple, la France du point de vue des conditions de travail est très mal placée, cela reflète la médiocrité des conditions de travail par rapport à d'autres pays. Boutros BOUTROS-GHALI et un de ses collègues ont fait une exploitation de la dernière vague de l'enquête sur les conditions de travail. Ils ont montré que nous avions des organisations du travail très différentes en Europe, plus ou moins participantes, génératrices de bien-être, de qualité au travail. Celles qui sont génératrices de qualité au travail sont surtout rassemblées dans les pays du Nord. Quand ils font une étude pour comprendre quelle est la variable déterminante – pourquoi on n'a plus tel type d'organisation du travail dans tel pays ou dans tel autre –, ils trouvent une seule variable : le taux d'adhésion aux syndicats. C'est très intéressant, d'autant plus que cela nous fait penser à une autre étude qui vient d'être publiée par le F.M.I. Le F.M.I. nous apprend des choses aussi simples que celle-ci : il y a un lien entre la montée et l'explosion des inégalités et la désyndicalisation.

Si la réponse est aussi individuelle pour ne pas se laisser complètement sombrer, l'organisation au sein des entreprises, le fait de se réunir et d'avoir un rapport de force suffisant pour résister à ce qui se passe dans le travail, est une réponse essentielle. Sur la RTT, la baisse de revenus : on peut avoir la réduction du temps de travail sans baisse de revenus. En 1998, la modération salariale avait touché peu de personnes. 12% des personnes l’avaient connue. On peut construire une réduction du temps de travail sans baisse des revenus en allant chercher d'autres moyens de la financer. Je conseille le dernier rapport que l'Assemblée nationale a consacré au bilan de la réduction du temps de travail. Toutes les enquêtes qui ont été faites, depuis une quinzaine d'années, ont été rassemblées. C'est intéressant, un bilan un peu serein des trente-cinq heures alors que cette idée est traitée quasi exclusivement d'une façon idéologique dans notre société.

« On institutionnalise une dualisation de la société entre un secteur de gens qui ne travailleraient plus et à qui on donnerait quelque chose… et puis, de l'autre côté, les gens qui continueraient, les happy few, à être dans le travail »

La proposition de STIEGLER : d'abord, je ne suis pas persuadée comme lui qu'il faille prendre au pied de la lettre tous les travaux qui paraissent depuis quelques années, travaux des chercheurs d'Oxford en 2013 qui nous disent, en gros, que la moitié des emplois vont disparaître, que la moitié des emplois actuels aux États-Unis mais aussi en France vont disparaître sous l'impact de la robotisation et de l'automatisation. On a déjà dit cela, il y a vingt ans, et ce n'est pas ce qui s'est passé. Du moins, il y a eu des créations d'emplois en même temps. Je ne prendrai pas ces travaux déterministes au pied de la lettre. Cela nous dit : tout ce qui est possible doit être fait. La société n'est pas prête à accepter les conséquences de cela. L'idée d'un revenu d'existence qu'il appelle contributif, je ne m'y suis jamais résolue car j'ai toujours peur que le fait de donner un revenu d'existence ne finisse par créer un secteur d'handicapés sociaux à qui on ferait la charité. On institutionnalise une dualisation de la société entre un secteur de gens qui ne travailleraient plus et à qui on donnerait quelque chose, à mon avis, d'un faible montant. Et puis, de l'autre côté, les gens qui continueraient, les happy few, à être dans le travail. C'est vrai, je préfère, – je me sens, pour le coup très gorzienne –, l’idée de redistribuer en permanence le volume de travail disponible sur la population active, sachant qu'il y a plusieurs manières de le faire. La manière allemande : on fait du temps partiel très court qu'on donne aux femmes. Les hommes gardent des emplois « à temps plein » bien payés. La manière française que je préfère : on raccourcit la norme de travail à temps complet pour tout le monde : hommes et femmes.

Jean-Paul VANEZ : Comment les jeunes vont-ils construire cette disparition du travail tel que nous l'avons conçu ?

Un homme : Vous avez dit : « Moins il y avait de syndicalistes, moins il y avait de syndicalisation, plus il y avait d'inégalités. » C'est normal. Ce sont les thèses de Milton FRIEDMAN, l'École de Chicago, les économistes. Dans tout l'exposé que vous avez réalisé, il manque l'approche économique. Le problème, c'est quand même la répartition des richesses. Courir après des gains de productivité pour enrichir des actionnaires, ce n'est pas un projet qui me fait rêver. Plutôt la répartition des richesses, effectivement. Il faut savoir quand même que depuis les années 80 – je dois libérer ma colère après ce que j'ai entendu – il y a eu 10% de transfert entre le travail et le capital. C'est-à-dire qu’en France, si on veut raisonner macro-économiquement, il y a deux cents milliards qui sont passés du travail au capital. Tant qu'on n'aura pas résolu ce type de questions, on ne peut se poser la question des gains de productivité dans le bon sens.

Dominique MÉDA : Je ne vois pas du tout les raisons de votre colère. Pourriez-vous les expliciter ?

Le syndicaliste : Quand on entend votre discours, j'ai du mal comprendre : inciter aux gains de productivité, ce n'est pas vous qui le dites, c'est GORZ. Vous l'avez un peu critiqué mais peut-être pas, à mon avis, suffisamment.

« On assiste à de nouvelles émergences de relations de travail, de nouvelles émergences de formes d'expression de travail »

Denis POITREY : Aujourd'hui, il y a deux aéroports bloqués à Paris. Il y a deux syndicats qui appellent les taxis à la grève et vous avez une émergence de sociétés « Uber ». Il y a de nouvelles formes de travail, de nouvelles formes de dérégulation du travail, d'organisations de compétition autour de ces formes de mutation du travail. Il y a des mutations technologiques. Est-ce que le débat qu'on a, ne correspond pas à une forme d'organisation de travail qui est en train de se paupériser, voire de se terminer ? On assiste à de nouvelles émergences de relations de travail, de nouvelles émergences de formes d'expression de travail, y compris de perception de soi au travail, ce qu'on appelle « le job oath » chez les jeunes par exemple. Est-ce que ces mutations du travail ne posent pas des questions qui règlent les débats tant économiques que de l'individu au travail ?

Catherine GRAS : Je voulais savoir comment GORZ avait pensé la relation. Dans les pensées, la société, les débats, il y a aujourd'hui énormément de clivages. Le clivage, chez un individu, c'est très grave dans sa vie personnelle. Quand un corps social a des clivages profonds, comme en France, aujourd'hui, dans le monde, c'est quelque chose d'important. Comment André GORZ pense-t-il la relation ? Est-ce qu'il a une pensée de la mise en relation ?

Jean-Claude DELGÈNES : On peut difficilement aborder la question du travail sans parler de la question de la mondialisation, y compris celle des gains de productivité au niveau mondial. La question que je pose est celle de la répartition démocratique : que font les élites pour favoriser cette répartition ou que ne font-elles pas ? Le vrai problème, il est là. On le voit aux États-Unis, on le voit partout. D'un côté, on a la montée d'une très grande pauvreté, de l'autre côté, la richesse n'a jamais été répartie d'une manière aussi inégale.

« Je ne pense pas que nous allons vers la suppression de la moitié des emplois dans dix ans et que la société se laissera faire »

Dominique MÉDA : Les élites ont été formées et ont bu au lait de cette pensée. C'est-à-dire l'économie, l'efficacité, l'idée qu'il faut maximiser et l'efficacité et les gains de productivité. Cela fait référence à la fameuse théorie du ruissellement. Il faut, à la fois, sans doute résister au sein des organisations de travail mais aussi repenser cela.

La disparition du travail et les jeunes : je pense que je n'ai pas suffisamment distingué entre le raisonnement de GORZ et mes propres propositions. Je ne pense pas, pour répondre à la première question, que nous allons vers la suppression de la moitié des emplois dans dix ans et que la société se laissera faire. Tout ce que l'on nous raconte sur la suppression de la moitié des emplois dans dix ans ne prend absolument pas en compte tout ce qu'on doit faire en matière de reconversion écologique. Nous devons revoir complètement nos infrastructures, pour produire autrement. Je n'y crois pas. Et parce que je n'y crois pas, je pense que les jeunes vont continuer à s'intégrer dans le système. En tout cas, on doit répartir à nouveau le volume de travail disponible sur l'ensemble de la population active, y compris évidemment les jeunes.

Je n'ai toujours pas compris les raisons de la colère de monsieur, je suis désolée. Je connais tout à fait les travaux, je partage tout à fait le transfert, la torsion de la répartition de la valeur ajoutée. Il faut obtenir une autre distribution de cette valeur ajoutée mais cela ne nous empêche pas de penser qu'il faut promouvoir – c'est ce que je fais – une réduction du temps de travail qui serait un bon instrument pour lutter contre le chômage. Le financement de cette réduction du temps de travail se ferait justement avec la torsion, avec une nouvelle répartition de la valeur ajoutée.

Aujourd’hui il existe de nombreuses critiques du Code du travail, l’enjeu d’Uber sur la dérégulation du temps de travail l’illustre bien. Cela me semble l'enjeu actuel. Je trouve que le nombre de personnes qui continuent à défendre le Code du travail est vraiment très réduit. Or, tous les Codes sont énormes, le Code des Assurances, le Code de l'environnement etc. Ce n'est pas du tout un bon argument. Sur Uber, je ne sais pas si vous avez vu qu'il y a un contentieux aux États-Unis où l'on fait requalifier les contrats : la question majeure est bien celle du salariat. Il faut arrêter d’être romantique et arrêter de penser que l'on va jeter le salariat et que ce sera merveilleux. Au contraire, aujourd'hui, ce qu'il faut défendre avant tout, ce sont le salariat et les droits attachés au salariat. Le romantisme du côté de l'auto-entreprenariat s’altère – on le voit bien quand on regarde les quelques enquêtes qui ont été faites sur les autoentrepreneurs –, c'est de l'auto-exploitation.

Sur la relation et le clivage : toute la critique de la raison économique de GORZ, c'est un plaidoyer pour qu'on refasse du collectif autrement, qu'il ne soit pas contaminé. Donc, il faut remettre du lien, de la relation des collectifs à la place de cette promotion de l’individualisme par la raison économique.

 

Agir sur soi ou agir sur ses conditions de vie (au travail) : les ambigüités de Montesquieu

Technologia a lancé en 2015 une série de colloques sur la philosophie au travail. Le cabinet, avec le soutien de Galilée Services Publics, a ouvert un cycle de conférences « Phil’o boulot : bien vivre au travail avec les philosophes » et sollicite l’opinion de philosophes et de chercheurs en sciences humaines sur l’état du travail. Ainsi, comment penser l’organisation et les conditions de travail en mobilisant des pensées souvent critiques ? Comment les managers, les représentants du personnel et les salariés sont-ils confrontés à des situations renvoyant à des concepts ou des notions philosophiques ? Les auteurs classiques de la philosophie et des sciences humaines – parfois un peu oubliés – peuvent-ils être utiles pour le management, la qualité de vie au travail et d’une manière générale pour l’entreprise et les services publics aujourd’hui ?

Prochain rendez-vous Phil’o Boulot : le 23 novembre 2016, sur la question du salaire.

AGIR SUR SOI OU AGIR SUR SES CONDITIONS DE VIE (AU TRAVAIL) : LES AMBIGÜITÉS DE MONTESQUIEU Par Michel Forestier

Michel Forestier est ingénieur agronome (ENSAIA Nancy), diplômé en sociologie des organisations (Science Po Paris) et docteur en philosophie. Il est intervenant habilité en prévention des risques professionnels (IPRP). Il a dirigé une ARACT (Agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail), en Champagne-Ardenne, et soutenu, en 2009, sa thèse de philosophie. En 2014, son essai Le travail contre nature est publié. Il a créé un bloc-notes sur Internet : « Penser le travail autrement » (www.penserletravailautrement.fr), lieu de réflexion qui a pour objectif d’enrichir le débat sociétal sur le travail. Consultant depuis 2010 à Geste, une coopérative de conseil, il intervient en entreprise sur des projets d’amélioration de la qualité de vie au travail et de prévention des risques psychosociaux.

 Michel FORESTIER : MONTESQUIEU est un penseur des Lumières. Il a connu une notoriété, une reconnaissance européenne presque immédiate à la publication de son œuvre maîtresse, sur le plan politique : De l’Esprit des lois, publié en 1748.

En fait, il a toujours voulu écrire un traité qu’il n’a jamais écrit : un traité sur le bonheur. Il n’a jamais mené à terme ce projet, mais nous avons accès à beaucoup de ses réflexions sur le bonheur dans des textes qu’il n’a pas publiés. Elles sont présentes dans trois volumes distincts qu’on a appelés ses Pensées qui sont des notes, des réflexions qu’il prenait au jour le jour. Dans cet ensemble de textes, ce qui m’intéressait c’était la manière dont il pensait l’articulation des conditions de vie et du bonheur. Certes, le bonheur ce n’est pas la qualité de vie au travail et les conditions de vie, ce ne sont pas les conditions de vie au travail ; c’est évidemment beaucoup plus large. Le bonheur exprime la connotation positive de l’état dans lequel on peut être. Cela concerne en général une plus longue durée que celle que l’on met sous l’idiome « qualité de vie » qui est plus instantané. En outre, la qualité de vie, cela peut viser aussi bien le bon que le mal puisqu’on peut en avoir une mauvaise comme une bonne. De ce fait, utiliser les réflexions de Montesquieu, cela oblige à une certaine transposition : ce que j’ai fait et ce que je vous montrerai. Le résultat, évidemment, est discutable, mais Montesquieu n’est plus là pour hurler sa désapprobation.

« Il y a trois catégories d’obstacles au bonheur »

Ce qui m’intéressait, c’était sa position de départ, très claire, très nette, très constante sur la distinction qu’il est absolument nécessaire de toujours faire entre les conditions de vie et le bonheur ou le malheur. Sa position permanente est qu’on ne peut pas juger du bonheur à partir des conditions dans lesquelles les gens vivent. MONTESQUIEU affirme ainsi dans ses Pensées : « Lorsque nous disons qu’un homme qui est dans une certaine condition, est malheureux, cela ne veut pas dire autre chose que nous serions malheureux si, avec les organes que nous avons, nous étions à sa place. ». Les organes, je l’entends comme une métonymie : l’individu dans sa totalité. En fait, quand on juge des conditions, on juge de la façon dont on vivrait, soi. « J’ai vu les galères de Libourne et de Venise. Je n’y ai pas vu un seul homme triste » écrit-il encore. Les galères sont des conditions a priori extrêmement éprouvantes, mais il dit qu’il n’a pas vu de galériens malheureux. On peut évidemment contester ce point de vue. Il y a un peintre, à la même époque, MAGNASCO, qui a fait des tableaux de galériens où l’on constate qu’il y a vu beaucoup de détresse. C’est une appréciation discutable, mais en même temps on voit bien la distinction qu’il introduit : D’un côté, il y a les galères et de l’autre côté, pas d’homme triste. C’est sur la mine, d’une certaine manière, que MONTESQUIEU juge de la tristesse. Dans d’autres textes, il expliquera qu’il n’y a que Dieu qui pourrait savoir, juger de l’extérieur puisqu’il serait aussi à l’intérieur. En même temps, il était parfaitement conscient de l’existence de conditions difficiles y compris au travail. Il a ainsi rédigé un mémoire sur les mines du Harz en Allemagne. Je cite : « Les vieilles mines sont malsaines, la chandelle s’y éteint, les mineurs respirent difficilement. Il est surtout dangereux d’y travailler en été. Ceux qui périssent des maladies contractées dans ces mines meurent étiques ou asthmatiques. ». Il savait donc bien qu’il y a des conditions de vie qui atteignent la santé des hommes. Et par ailleurs, autre élément, il identifie aussi des obstacles au bonheur. Si nous essayons de voir lesquels il met en avant, on peut les classer dans trois catégories différentes.

Nous ne pouvons pas juger du bonheur à partir des conditions, certes. Mais comment pouvons-nous donc penser cette indépendance des unes à l’autre ? Pour le comprendre, il faut revenir à la conception générale de la causalité chez MONTESQUIEU. Elle s’exprime d’une manière extrêmement claire dans L’Esprit des lois. Dans cet ouvrage, l’auteur cherche à identifier les causes qui contribuent à forger l’esprit d’une nation. Comment ces causes, physiques ou morales, agissent-elles ? Je vais à travers une citation, livrer un exemple tout à fait caractéristique. Il s’agit de la cause physique qu’est le climat. Évidemment, ce texte date mais c’est intéressant quand même : « L’air froid resserre l’extrémité des fibres extérieures de notre corps et favorise le retour du sang des extrémités vers le cœur. Il diminue les longueurs de ces mêmes fibres. Il augmente par là leur force. L’air chaud, au contraire, relâche les extrémités des fibres et les allonge. Il diminue donc leur force et leur ressort. On a plus de vigueur dans les climats froids. ». Je ne commente pas. Évidemment, chacun peut voir qu’il y a une confusion entre climat et température. C’est quelque chose que l’on vit aussi aujourd’hui puisque dans les débats sur le réchauffement climatique, il y a souvent les mêmes erreurs. L’enseignement qu’il en tire à présent : « S’il est vrai que le caractère de l’esprit et les passions du cœur soient différents dans les divers climats, les lois doivent être relatives et à la différence de ces passions et à la différence de ces caractères. » MONTESQUIEU est un esprit objectiviste, scientifique. Ce genre de présentation (voir ci-dessous) peut permettre de formaliser le type de causalité à laquelle il pense.

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« On ne peut pas, avec MONTESQUIEU, penser le changement ou la transformation »

MONTESQUIEU est considéré comme un précurseur de la sociologie. Il y a des causes physiques, comme le climat. Il y a aussi des causes morales : la religion, l’éducation, etc. Tout cela agit sur l’esprit d’une nation. C’est un concept un peu mystérieux, pas forcément bien élucidé par l’auteur dans le texte et en fait cet esprit-là, qui est l’esprit de la nation, peut influer sur les lois et les lois peuvent influer sur lui. C’est ce qu’on peut appeler une causalité circulaire, une causalité entre l’esprit et les lois donc. La question qui peut se poser est : comment transposer cette figure de la causalité ? Peut-on la transposer au niveau des individus ? Montesquieu dit que c’est possible, mais considère que cela est plus facile d’identifier des causes « macro » que celles qui affectent l’individu. Cette transposition de la nation à l’individu suppose des modifications du schéma (voir ci-dessous).

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Cette transposition est aussi une forme de critique de la figure de la causalité chez MONTESQUIEU. En effet, ce qui est frappant c’est que pour lui, à aucun moment, il n’y a d’action possible sur les causes. Son schéma est guidé par un principe de conservation. On ne peut pas, avec MONTESQUIEU, penser le changement ou la transformation car on ne peut pas agir sur les causes morales et physiques. Or l’espèce humaine se caractérise par le fait qu’elle agit sur ses conditions de vie. C’est grâce à cela qu’elle a pu vivre sur tous les territoires de la planète.

Les lois gouvernent la nation. Si on transpose à l’échelle de l’individu, deux choses peuvent nous gouverner :

MONTESQUIEU était dans une logique mécaniste. Or, dans l’analyse des causes, il y a beaucoup d’incertitudes : incertitudes du point de vue de la connaissance – comment identifie-t-on ces causes, comment les évaluer ? Mais il y a aussi la question de la reconnaissance. Je prends le cas de l’amiante. Depuis longtemps, nous savons que l’amiante, médicalement, est une atteinte à la santé des personnes, mais pour que cela soit reconnu par la loi, cela a mis des dizaines d’années parce qu’il y avait d’autres intérêts. Il n’y a donc pas que la question de la connaissance mais il y a aussi celle de la reconnaissance. Et puis il y a également de l’incertitude du côté de l’action. Comment fait-on pour se retourner ? Comment fait-on pour assurer cette régulation collective sur les conditions de vie au travail ?

Voilà une manière d’utiliser des auteurs anciens. Cela suppose évidemment un certain nombre de transpositions en essayant, sur certains points, d’assurer quelques corrections pour actualiser leur pensée.

Denis MAILLARD : Avez-vous des interrogations ?

Bernard LORENZATO : Est-ce que MONTESQIEU lui-même a trouvé le bonheur ? Il a usé quantité de secrétaires. Il dormait deux ou trois heures par nuit. La nuit, il travaillait, travaillait. Est-ce que ses théories – peut-être améliorées actuellement – peuvent vraiment nous aider, Français ou Européens, à trouver le bonheur, le bonheur au travail ? Lui-même a-t-il été heureux dans son travail ?

Michel FORESTIER Culturellement, c’est un stoïcien. Une chose assez extraordinaire est notée dans ses Pensées : devenu aveugle à la fin de sa vie, il écrit : « J’ai su très vite que je saurais être aveugle. » Il n’est pas sûr que tout le monde pourrait en dire autant. Qu’il ait épuisé ses secrétaires, il n’y a pas de doute. Dans de nombreux textes, il écrit : « Ma machine est ainsi faite que les maux m’affectent sans vraiment m’affecter. » Je pense, sauf à soupçonner ce qu’il écrit, que c’est quelqu’un qui a beaucoup de distance, beaucoup d’humour. C’est quelqu’un de pétillant. Ses textes sont franchement très agréables à lire. Je pense qu’il est totalement sincère là-dessus et que « sa machine » comme il dit ou ses « organes », ce sont les termes qu’il utilise, l’aidaient par rapport à cela. Maintenant, il y a des épreuves qui peuvent être très douloureuses et qui dépassent largement la question du handicap. Est-ce que dans tous les événements de sa vie (je ne connais pas sa biographie dans le détail), c’était quelque chose qui lui permettait en permanence d’être heureux, cela je n’en sais rien. En tout cas, il l’écrit pendant toute sa vie. Jusqu’à la fin, il dira cela. Il a continué d’épuiser ses secrétaires quand il était aveugle, puisque à ce moment-là, il ne pouvait plus écrire, donc il dictait et se faisait lire les textes.

« J’ai beaucoup de difficulté à considérer qu’on puisse vraiment trouver le bonheur au travail »

Une voix d’homme : J’ai été interpellé par l’appel de votre présentation, le titre « Agir sur soi ou agir sur ses conditions de vie ».J’ai l’impression que vous ne l’avez pas tellement développé. Agir sur ses conditions de vie au travail, pour un syndicaliste, c’est sa vocation, c’est sa mission. Il peut sembler qu’il y ait une contradiction entre les deux velléités. Or, je cherche un peu. Je suis dans le même état d’esprit que la personne qui s’est exprimée avant moi. Je cherche à savoir quelle est l’applicabilité des textes, des propositions de MONTESQUIEU, en la matière. J’ai un peu tendance (peut-être parce que je ne suis pas philosophe) à vouloir une réponse toute faite. Quand on intervient dans l’entreprise avec un rôle comme celui que j’essaie tant bien que mal d’assumer, la réponse est déjà faite : agir sur les conditions, c’est agir sur l’environnement. D’ailleurs, quand on parle de qualité de vie au travail, quand on parle de conditions de travail, on utilise des outils que connaissent très bien les gens de TECHNOLOGIA comme l’ergonomie. L’une des définitions de l’ergonomie, c’est d’adapter le travail à l’homme et non pas de faire l’inverse. Là, on agit sur l’environnement et on n’agit pas sur soi. Agir sur soi, dans l’entreprise, c’est aussi des choses qu’on constate, qu’on voit : cela s’appelle le renoncement. Quelque part, on va s’isoler, on va s’extraire, on va chercher le bonheur. J’ai bien noté que la question du bonheur était aussi prégnante dans les textes de MONTESQUIEU. J’ai beaucoup de difficulté à considérer qu’on puisse vraiment trouver le bonheur au travail. Quelque part, il y a un paradoxe, une contradiction. J’ai l’impression qu’elle est assez difficile à résoudre. Je ne suis pas convaincu que les propositions de MONTESQUIEU nous aident beaucoup à le faire.

Michel FORESTIER : Elles n’aident pas du tout. C’est pour cela que j’ai choisi cet auteur. Il a une position assez radicale. C’est vraiment l’idée que l’action sur les conditions nous est interdite. C’est vraiment une pensée de la conservation, pas une pensée de la transformation. C’est pour cela que j’ai proposé de transposer. Aujourd’hui, la question du climat, on voit bien que c’est une question politique très brûlante : beaucoup de polémiques existent sur cette question bien qu’il y ait massivement une reconnaissance de son évolution et de l’impact de la vie humaine sur cette évolution climatique. Cela prouve bien que, y compris sur ce que Montesquieu appelle des causes matérielles (le climat étant une cause matérielle), il y a une possibilité d’action humaine. C’est une caractéristique de l’homme d’agir sur son environnement, ce que ne font pas les animaux, ni les plantes. Quelque part « agir sur soi », c’est une possibilité qui nous est offerte. Dans le travail, les gens ont déjà, d’une certaine manière, agie sur eux, autant qu’ils le pouvaient. Dans les cas les plus difficiles, ils sont arrivés à la limite. Il ne reste plus comme perspective que d’agir sur les conditions. Agir sur les conditions, nous ne pouvons pas le faire seuls, quasiment pas. J’ai mis dans le schéma de transposition, la notion de participation. On est acteur parmi d’autres. Mais si on veut transformer les conditions de vie au travail, localement, il faut agir collectivement. C’est tout à fait possible. C’est à la main de l’homme.

D’autant plus que les conditions matérielles et même les autres, au travail, sont définies. C’est conventionnel. Elles sont définies par l’employeur, par les conditions historiques aussi. Nous ne travaillons pas de la même manière selon les époques. Nous n’envisageons pas le travail de la même manière.

« Nous pouvons aller au Pôle Nord, nous pouvons aller sur la Lune ; nous pouvons le faire parce que nous agissons sur nos conditions »

Ce qui m’intéressait chez MONTESQUIEU, c’est le fait qu’il soit tellement radical. On l’entend dans les entreprises : « Il suffit que vous preniez bien ce que vous prenez mal et tout ira bien. » Ce discours existe. C’était intéressant de le prendre chez un auteur qui a cette radicalité. Son point de départ est tout à fait juste : on ne peut pas juger du bonheur des gens à partir de leurs conditions. Quand on fait cela, on se met à leur place. On entend très souvent des jugements sur la qualité de vie au travail, dans tel ou tel espace de travail, qui sont donnés de l’extérieur sans forcément interroger les gens qui le vivent. Quand on n’interroge pas les gens qui les vivent sur leurs conditions, on est à peu près sûr de se tromper.

Quand je mène des entretiens assez approfondis avec des gens sur leur travail et que je leur demande quel jugement synthétique ils portent dessus, je suis souvent étonné. Ce qu’ils m’ont dit auparavant m’aurait plutôt incité à penser : « Ils vont dire qu’ils sont très bien. » Il y a toujours un élément de surprise. Sur ce plan-là, MONTESQUIEU est tout à fait solide. Là où il l’est moins, c’est quand il exclut la main de l’homme sur ses conditions de vie. Quelque part, c’est manquer quelque chose qui est caractéristique même de notre humanité. Ce qui nous différencie fondamentalement de toutes les espèces vivantes, c’est que nous agissons sur nos conditions. Nous pouvons aller au Pôle Nord, nous pouvons aller sur la Lune. Nous pouvons le faire parce que nous agissons sur nos conditions. Pour la Lune, nous avons créé des conditions de vie humaines, sinon nous n’y allons pas. Prenons l’exemple des mines, au XVe siècle et même avant, au XIVe siècle, on n’y mettait que des esclaves. Dès qu’on a su transformer les conditions de travail dans les mines, on a vu une élite ouvrière apparaître parce qu’on avait créé des conditions de vie à l’intérieur qui devenaient humaines. Les Allemands étaient notamment réputés. Des équipes passaient de mine en mine, à l’époque. Ce qui n’empêche pas de constater que, de temps en temps, elles étaient dangereuses, comme le dit MONTESQUIEU. Néanmoins, il y avait déjà eu à son époque des évolutions significatives.

Une femme : L’homme peut interagir et agir sur le contexte. C’est cela la caractéristique de l’humain. Vous avez dit aussi : « Il se retourne. Il se pose des questions sur lui. » Bien sûr, c’est MONTESQUIEU qui explique tout cela.

Aujourd’hui, il me semble que tout le travail qui se fait sur les individus et qu’on appelle « le coaching », c’est peut-être cela qui permet à l’homme de se retourner plus profondément, c’est quand lui-même est accompagné par un tiers.

Si je comprends bien ce que dit MONTESQUIEU, l’individu arrive à le faire pour lui-même. Il me semble qu’aujourd’hui le coaching permet de le faire encore plus profondément parce que quelqu’un vous accompagne dans la démarche de se retourner. Notre société en est là aujourd’hui, avec beaucoup de coachings dans tous les sens mais c’est peut-être l’essence même de se retourner avec un regard extérieur.

Une autre femme : Lors de sa visite dans les mines, a-t-il interrogé les mineurs ?

Michel FORESTIER : Je l’ignore, cela n’est pas dit dans le texte. Souvent il affirme : « J’ai vu… » Je pense que son « j’ai vu », c’est comme les « organes », il ne faut pas le prendre au sens purement visuel. C’est possible qu’il y ait eu des échanges. C’était quelqu’un de très ouvert dans la manière dont il pouvait s’approcher des gens, quelles que soient leurs conditions. Je fais l’hypothèse que oui.

« La question de la reconnaissance… »

Un homme : Vous avez soulevé à la fin une question. Vous faisiez une sorte d’ouverture sur la question de la reconnaissance à partir, par exemple, de la question de l’amiante. Vous avez déjà un peu répondu mais je pose quand même la question. On sait que la reconnaissance depuis HEGEL est liée à la question conflictuelle entre le maître et l’esclave. Chez MARX, cela va encore plus loin. La question de la conflictualité et des divergences d’intérêt : question qui anime les enjeux politiques et d’entreprise, etc. était-elle prise en compte par MONTESQUIEU et comment ?

Michel FORESTIER : Sur la première question, sur le coaching, c’est la façon moderne d’essayer d’aider les gens à se retourner. Simplement, il y a des limites. Ce qui est critiquable, ce n’est pas le fait d’agir sur soi, au contraire. Si l’on peut essayer par soi-même d’être bien ou heureux, il ne faut pas hésiter une seconde, surtout si le coaching est bien fait.

Mais la question qui se pose dans les entreprises et les organisations, quand on n’est que sur cette posture qui est celle finalement de Montesquieu, c’est qu’on omet et qu’on empêche beaucoup de choses. Quelque part, pour moi, on est en train de nier quelque chose de notre identité. On ne peut pas se borner à « agir sur soi ». C’est cette unilatéralité qui pose problème, ce n’est pas le fait même, cela fait partie de nos modes d’action. Quelquefois, à la fin, dans des épreuves dont on ne sort pas, il n’y a que l’action sur soi. Par exemple, un deuil, c’est quelque chose que l’on doit traverser. Nous ne pouvons pas revenir dessus. Nous n’avons pas de possibilité d’agir sur cela. Là, nous sommes bien sur cette seule posture. En revanche, dans le monde réel, dans le monde des organisations, dans le monde des entreprises, dans le monde civil dans lequel on vit, sur notre planète, nous avons énormément de possibilités d’action sur notre environnement. C’est une caractéristique qu’il ne faut jamais oublier.

En ce qui concerne la reconnaissance, j’avais proposé aux organisateurs les deux thèmes, soit MONTESQUIEU, soit HEGEL. Je fais une lecture un peu différente de la lecture faite habituellement qui oppose un maître à des esclaves : c’est une très mauvaise traduction. En fait, c’est maître et serviteurs. La question de la subordination se trouve derrière cela. Quand on dit : « maître et esclaves », cela date historiquement et on s’interdit de réactiver ces pensées anciennes. Alors qu’on peut le faire si on comprend qu’Hegel traite là de la subordination au travail. Hegel a eu une façon extrêmement intéressante et originale de poser la question de la reconnaissance, pas seulement dans cette figure-là mais dans d’autres figures ultérieures. Cela ouvrirait un autre débat.

Denis MAILLARD : HEGEL nous emmènerait loin. Nous avons choisi MONTESQUIEU car il est moins souvent utilisé.

Michel FORESTIER : HEGEL est celui qui a fait entrer en philosophie le concept de travail. Ce n’est pas le cas avec MONTESQUIEU, il existe un côté un peu plus exotique à son usage du côté du travail.

Sur la question de la conflictualité qui m’a été posée, je ne suis pas un expert de MONTESQUIEU. J’ai eu une lecture très spécialisée en recherchant comment il traitait cette question de l’articulation des conditions de vie et du bonheur. Pour ce que j’en comprends toutefois à partir de là, je pense que ce n’est pas le registre dans lequel il se situait. C’était plutôt un conservateur.

 

Conférence "Phil'o Boulot" ou Bien vivre au travail avec les philosophes le cycle de conférence

Les auteurs classiques de la philosophie et des sciences humaines -parfois un peu oubliés- peuvent-ils être utiles pour le management, la qualité de vie au travail et d’une manière générale pour l’entreprise et les services publics aujourd’hui ?

Technologia avec le soutien de Gallilée.Services-Publics ouvre un cycle de conférence et sollicite l’opinion de philosophes ou de chercheurs en sciences humaines sur l’état du travail. Comment penser l’organisation et les conditions de travail en mobilisant des pensées souvent critiques ? Courage, reconnaissance, autorité, bienveillance, santé, bien-être, dépense improductive… : comment les managers, les représentants du personnel et les salariés sont-ils confrontés à des situations renvoyant à des concepts ou des notions philosophiques ?

En juillet 2010, dans son rapport d’information sur le mal-être au travail, le sénateur Gérard Dériot insistait « sur la nécessité de donner aux futurs cadres une formation diversifiée, intégrant des enseignements en sciences humaines ou en philosophie… ». Ces conférences prennent cette proposition au sérieux.

Programme du 7 avril (8h30-13h)
« Platon le philosophe, le philosophe et la Cité, actualité d’un texte ancien » par Catherine Gras, présidente de Galilée.sp
« Condorcet, le travail et la République » par François Athané, chercheur et enseignant agrégé de philosophie (Cnrs – université Paris Sorbonne)
« Saint-Simon et les saint-simoniens : le travail peut-il être juste ? » par Stéfania Ferrando, doctorante en études politiques
« Mauss, échange, collectif, ingratitude » par Norbert Alter, Professeur de sociologie (université Paris Dauphine)
« Bataille, dépense, souveraineté, communication et risques psychosociaux » par François De March, Docteur en sciences de gestion
« Le travail contemporain à la lumière de Jacques Lacan : un symptôme du malaise dans la civilisation ? » par Catherine Blondel, normalienne, psychanalyste et dirigeante d’entreprise

Contact Presse Technologia // Denis Maillard, 01 40 22 62 58 - 06 64 50 31 99 dmaillard@intec-corporate.com

Informations pratiques

Mardi 7 avril 2015 De 8h30 à 13h à l’Amphithéâtre du Centre culturel du ministère des finances 139, rue de Bercy Paris 75012