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Un vrai débat : réponse à la CFDT-Cadres

22 mai 2012

Dans un article paru sur le site internet de la CDFT-Cadres et intitulé « Technologia entre vraie question et fausse piste », Monique Boutrand, secrétaire nationale de la CFDT Cadres fait part de ses réserves quant à notre enquête « Les effets du travail sur la vie privée ». La bonne question, ce serait le lien que l’on cherche à observer entre travail et vie privée ; la fausse piste ce serait les recommandations que nous ferrions, notamment en ce qui concerne les femmes. Qu’en est-il ?
Cette enquête, financée sur fonds propres par Technologia, s’inscrit dans une démarche d’engagement du cabinet dans les questions de société à partir de son expérience d’expert en prévention des risques professionnels. Les principaux résultats ont été repris largement dans la presse, notamment en ce qui concerne le débordement du travail, la recomposition des espaces et des temps et le travail de nuit des cadres.
Mme Boutrand écrit : « Il suffirait entre autres,  selon les auteurs de l’enquête, d’avoir des enfants, au moins deux ou trois pour retrouver un équilibre personnel perturbé par ailleurs par les conditions du travail ! ». Et elle ajoute : « Cette conclusion portée à la une des médias à propos de cette enquête la disqualifie totalement.  Aucune analyse fine, le critère du genre n’a pas été retenu confirme le cabinet de consultants. ».
Levons d’abord un premier malentendu. Si la presse s’est largement emparée du sujet, Technologia n’est en revanche responsable ni des titres ni même du contenu. Et si on a pu être intrigué il y a quelques semaines par des articles titrant sur les enfants comme facteur d’amélioration de l’équilibre vie professionnelle – vie privée, ce n’est pas là l’apport de cette enquête. En effet, le fait d’enregistrer que le nombre d’enfants (trois en l’occurrence) est ressentie comme une variable stabilisatrice des effets du travail sur la vie privée ne peut en aucun cas permettre de conclure qu’ « Il suffirait  (…) d’avoir des enfants (…) pour retrouver un équilibre personnel perturbé par ailleurs par les conditions du travail ! ». Une discussion publique le 10 mai 2012 à laquelle participait un représentant de la CFDT-Cadres n’a semble-t-il pas permis de lever tous les malentendus. Expliquons-nous.

Qu’a-t-on écrit précisément ?

Les passages (P37 et 38) où il est question de la famille sont les suivants : « Ainsi, on constate que les salariés ayant un seul enfant sont soumis à plus d’interactions négatives et moins d’interactions positives avec leur vie privée que ceux qui n’en ont pas. Cherchant à garder la même implication professionnelle ou à montrer, s’agissant des femmes, qu’elles en sont toujours capables, ces salariés jonglent tant bien que mal, et souvent plutôt mal, entre leur vie privée et leur travail.
Les choses commencent à changer avec l’arrivée d’un second enfant : si les interactions négatives ne baissent pas significativement, les interactions positives, pour leur part, s’accroissent sensiblement. Mais c’est à partir du troisième enfant que l’amélioration de l’ensemble des interactions vie privée – vie professionnelle devient manifeste. Les témoignages recueillis auprès des parents de trois enfants et plus les montrent plus organisés que d’autres salariés tant à la maison qu’au travail pour mener de front ces deux vies. Ils indiquent également une capacité plus grande à un certain recul vis à vis des difficultés professionnelles sitôt franchie la porte du domicile.
Il est particulièrement intéressant de savoir que ces personnes sont principalement des femmes. Lorsqu’on les isole du reste de la population concernée, l’effet est renforcé. En effet, les femmes, mères de trois enfants, perçoivent 26,4% d’effets positifs contre 2,8% en ce qui concerne les hommes dans la même situation. Ces femmes sont également plus nombreuses à travailler en temps partiel. En effet, parmi elles, 45% occupent un travail à temps partiel contre 22% dans l’ensemble de l’échantillon. Les enfants constituent ainsi un facteur de résistance au monde du travail. L’organisation de vie est aussi un facteur de résistance. Autrement dit, prendre du recul et réfléchir sur l’organisation de son quotidien ne peut que servir les intérêts de tous. »
Si notre interlocutrice ne disconvient pas que l’enquête contient des éléments intéressants qui n’ont pas forcément été mis en avant par la presse, elle nous reproche tout de même une polarisation sur des comportements de vie privée dont les partenaires sociaux auront de la difficulté à s’emparer pour mettre en œuvre un dialogue social qui améliore ces équilibres de vie. Elle écrit : « cette enquête dédouane totalement les employeurs privés ou publics des responsabilités  qui leur incombent  dans le maintien de la santé de leurs salariés et par là même du bon équilibre entre leur travail et leur vie privée, alors qu’un tel travail d’enquête devrait permettre de mettre en lumière les lieux où il est possible d’agir pour éviter les dérives. ». Par ailleurs, elle nous reproche également d’avoir fait l’impasse sur les questions de genre.

Répondons sur les trois points que soulève Mme Boutrand :

1/ La polarisation sur les éléments de vie privée est peut-être maladroite mais malheureusement inévitable à partir du moment où l’enquête interroge les effets du travail sur la vie privée. La « conversation dans le couple » qui permettrait de mettre à distance le travail et le sentiment de protection qu’offrent les enfants ne sont mis en exergue que parce qu’ils ressortent fortement de l’enquête. Il s’agit de facteurs clivant, et non pas des recommandations de Technologia. De fait, ce sont essentiellement des éléments de l’ordre de la vie privée. Ce ne sont toutefois pas les seuls. L’enquête a mis en évidence également une augmentation (par rapport aux données de l’Insee recueillies dix ans plus tôt) du travail de nuit des cadres, entre 20h et 24h. L’apport principal de l’enquête reste cet enregistrement d’une reconfiguration totale de l’espace et du temps : un espace et un temps familial qui cherchent à rester stables face aux débordements du travail qui, pour une bonne partie des cadres, tend à ne jamais s’arrêter et à ne plus connaître de lieux fixes. La CFDT-Cadres a d’ailleurs lancé sa propre enquête ; les résultats seront intéressants à analyser pour voir en quoi ils confirment ou diffèrent de ceux de l’enquête Technologia.

2/ La question du genre n’est ni ignorée, ni sous-estimée ; elle est simplement insuffisamment approfondie. Sur ce point, en revanche, on ne trouvera pas dans ces lignes et dans tout le rapport de quoi alimenter un discours naïvement nataliste ou sournoisement anti-féministe que des médias peu scrupuleux pourraient résumer ainsi : « Pour votre bien-être au travail, faites des enfants » ou « Mesdames, pour être heureuses restez à la maison ! ». Ce n’est en rien notre propos.
Encore une fois, ce n’est pas Technologia qui associe le fait d’avoir trois enfants avec celui de ressentir un plus grand nombre d’interactions positives entre vie professionnelle et vie privée : c’est ce que ces femmes déclarent !  On ne peut pas s’en satisfaire et l’on doit chercher plus avant. A ce stade nous n’avons que des hypothèses assises sur des travaux existants.
En quoi le fait, pour une femme, d’avoir trois enfants constitue-t-il un facteur de protection ou d’équilibre face aux débordements de la vie professionnelle ? Les entretiens menés et restitués par certains verbatim sont à cet égard légèrement réducteurs : les femmes interrogées ne parlent que d’une organisation symétrique entre vie professionnelle et vie privée pour expliquer cette amélioration ressentie des interactions entre ces deux sphères de l’existence. Si ces femmes enregistrent un fait connu qui veut que l’augmentation du taux d’activité des femmes françaises ne s’est pas accompagnée d’un partage égal des tâches domestiques, notamment du soin apporté aux enfants, elles ne disent rien en revanche de leur carrière : l’évolution professionnelle des femmes se poursuit-elle de la même manière avec la survenue d’enfants ? On peut se poser la question au vu des résultats. On parle ici à la fois de l’avancement des carrières féminines et des arbitrages réalisés au sein du couple. En proie à une carrière entravée ou mise entre parenthèse, les femmes rééquilibrent-elles leur vie professionnelle par une part plus importante accordée à leur vie privée et à leurs enfants ? Le fait que les femmes qui mettent ces éléments en avant soient pour la majorité d’entre elles à temps partiel confirme que les enfants paraissent bien être un frein à leur carrière et non pas ce superbe facteur d’équilibre qu’y ont vu certains médias. Et encore faudrait-il regarder ces sujets à la lumière des catégories sociales, des conditions de vie et de revenus. Quoi qu’il en soit, il y a là un sujet de dialogue social et des marges de progrès quant à l’égalité professionnelle.

3/ Ce dernier point rejoint la troisième objection : l’enquête peut-elle être une aide au dialogue social dans l’entreprise ? Nous le croyons. Les pages 22 à 36 qui portent précisément sur les horaires atypiques, la mobilité, le télétravail et surtout les mutations dues aux technologies de la communication s’attachent précisément à mettre en lumière à la fois les situations et les stratégies des acteurs pour y faire face.
Mais nous croyons aussi que ce dialogue est du ressort des organisations syndicales. C’est pourquoi ce travail est bien une enquête qui cherche à réaliser un premier constat à partir duquel nous invitons, d’une part, les représentants du personnel à se saisir du sujet et, d’autre part, les scientifiques à approfondir les questions restées en suspens.

En fin de compte, cette enquête représente une tentative de défricher un champ encore peu étudié mais souvent questionné, autant qu’une invitation à poursuivre les recherches entamées. Ainsi, notre enquête devrait être prochainement suivie d’une plus vaste étude menée en collaboration avec un centre de recherche universitaire. A ce titre, nous ne pouvons que remercier Monique Boutrand et la CFDT-Cadres de nous avoir interpelés sur une des futures pistes d’analyse. Il y avait en effet les prémisses d’un vrai débat.

Denis Maillard (Technologia)

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